dimanche 11 août 2024

Les métamorphoses du Gouédic dans le quartier de Robien, dérivations, disparitions (busages)

 

Mystérieux Gouédic. Photo RF
 

 

Le Gouédic prend sa source à Ploufragan (où il est appelé La Prée), il longe le quartier de Robien et poursuit sa route vers le port du Légué... Jusqu'au port du Légué où il se jette dans le Gouët, il fait 11,5 km. Mais si on prend en compte tous ses petits affluents, son itinéraire total est de 38 km.

Le Gouédic marque la frontière naturelle du quartier de Robien au Sud et à l’Est.

Pour les rares habitants des siècles passés, juste au sud de Saint-Brieuc, la présence naturelle de l’eau, avec le ruisseau du Gouédic, va représenter un atout majeur. Sans rien y modifier, ils vont y puiser de l’eau pour différents travaux, amener les animaux pour se désaltérer, laver le linge au bord du ruisseau. Mais les choses ne vont pas en rester là...


Les métamorphoses du Gouédic

 

Au début du XXe siècle, la présence de l’eau dans le quartier de Robien n’est pas étrangère au développement d’industries qui en ont besoin, comme la minoterie Epivent puis l’usine Sambre-et-Meuse.

Le cours du Gouédic commence à se métamorphoser : on aménage des lavoirs, l’eau est puisée, une retenue d’eau est créée, Sambre-et-Meuse est autorisée à détourner le Gouédic, des remblais de terre et des travaux de busage sont effectués faisant petit à petit disparaître le ruisseau du paysage, les méandres sont rectifiés. Le ruisseau est sommé de couler en ligne droite et de rentrer dans les tuyaux prévus à cet effet !

Depuis une centaine d’années, les questions de l’entretien du Gouédic et de sa protection n’ont cessé d’être posées. C’est ce que nous allons voir avec les exemples qui suivent…

 

 

Prise d’eau 1911

 

Pour les besoins de sa minoterie industrielle installée au bout de la rue Jules Ferry, M.Epivent capte l’eau du Gouédic au niveau de ce qui est appelé « le ruisseau du Carpont ». Ces travaux ont été réalisés sans autorisation et le Préfet des Côtes-du-Nord s’en émeut officiellement par un courrier du 8 août 1911. La Commission Sanitaire du Canton midi de Saint-Brieuc est saisie du sujet. 

 

La minoterie industrielle de M. Epivent

Non seulement M.Epivent a établi une prise d’eau illégalement mais il y déverserait ses eaux usées ! La commission, après être venue sur place, rend son rapport au Préfet le 4 novembre 1911. Le ton est très favorable à l’industriel : « M.Epivent puise dans le ruisseau du Carpont, au moyen d’une pompe, l’eau nécessaire au fonctionnement d’un moteur à gaz pauvre ; cette eau est refoulée par une canalisation en plomb dans un réservoir placé à l’intérieur de l’usine ; les eaux après utilisation comme réfrigérant sont renvoyées dans le ruisseau par une autre canalisation en grès, ces eaux n’ont subi aucune souillure susceptible d’intéresser les membres de la Commission.  Ceux-ci n’ont pas qualité pour apprécier les droits de M.Epivent à puiser sans autorisation de l’eau dans le ruisseau, il restitue les eaux au point même où il les prend en égale quantité et en bordure de sa propriété

Le 18 novembre, un autre rapport allant dans le même sens, venant des Ponts et Chaussées, arrive sur le bureau du Préfet. Le subdivisionnaire rappelle que le volume d’eau puisé est « peu important » et que « la nature des eaux rendues au ruisseau après usage par l’usinier ne représente aucun danger pour la santé publique ». D’autre part une circulaire du Ministère de l’Agriculture indique qu’il n’est pas nécessaire de recourir à certaines réglementations contraignantes « lorsqu’une prise d’eau n’a pas pour effet de modifier sensiblement le débit d’un cours d’eau ».

 

Sur le plan ci-dessous du quartier de Robien aux alentours de 1875, nous voyons le cours du Gouédic tel qu'il sera évoqué dans cet article, du Pont du Carpont (aujourd'hui le bas de la rue Luzel) jusqu'au Pont de Brézillet (aujourd'hui le bas de la rue de Trégueux)

 

Plan archives municipales, vers 1875.

 

 

 

Nettoyage du Gouédic au niveau du Carpont. 1916-1919

 

Par un courrier du 28 juin 1916, M.Laguitton, négociant, signale que le ruisseau du Carpont « est encombré par des éboulements » et réclame qu’un arrêté soit pris d’urgence afin d’éviter que les eaux refluent dans sa prairie. Dans un premier temps, l’ingénieur des Ponts et Chaussées  a demandé aux deux riverains, M.Laguitton et le chef de section des chemins de fer de l’État de procéder à un curage et à un faucardage du ruisseau, ce qui a été fait, et les pierres et la terre ont été enlevées. Concernant l’entretien régulier du ruisseau, « il ne présente pas un caractère d’intérêt général » et  dépend des seuls riverains. C’est la réponse apportée à cette question par les Ponts et Chaussées le 14 juin…1919 !

 


 

Dérivation du cours du Gouédic et busage. 1927-1928

 

Par un courrier adressé au Préfet en décembre 1927, la Société anonyme des usines du Gouédic (autre nom de l’usine de M.Epivent) demande l’autorisation de dériver et de couvrir le ruisseau du Gouédic dans la parcelle qui traverse l’usine, « de permettre le remblaiement de la vallée abrupte du Gouédic ».

Une enquête d’utilité publique est ouverte au printemps 1928 et le 30 mai 1928, le Préfet autorise les travaux qui seront surveillés par l’ingénieur en chef du service hydraulique, M.Paul Augustin. C’est un aqueduc en béton armé qui sera construit, capable de permettre l’écoulement de toutes les crues, avec une pente de 2 cm par mètre. La hauteur de 3 m 20 permettra la visite de l’ouvrage. En Juin 1930 M.Epivent franchit une nouvelle étape et il est autorisé à construire un barrage réservoir sur le Gouédic en vue du refroidissement des appareils de condensation de son aciérie électrique (voir la deuxième partie de cet article, consacrée à l’étang de Robien).

 

Enquête 1927-1928. Archives départementales 84S 61

 

 

L'affaire du lavoir du Carpont. 1949

 

Le lavoir du Carpont est indiqué par une croix sur ce plan. Archives départementales 84S11

 

En 1949, le lavoir du Carpont a été le lieu d’un conflit entre des femmes du quartier de Robien et la S.N.C.F. Ces faits sont relatés dans le journal du Parti Communiste Français, L’Aube Nouvelle. Que s’est-il passé ?

Le journal explique que depuis 1947, l’état du lavoir du Carpont s’est beaucoup détérioré. La cause est semble-t-il due aux rejets de cambouis et d’eaux sales qui se déversent du dépôt S.N.C.F dans le Gouédic. Les fosses de décantation n’arrivent plus à « filtrer » les graisses, les huiles et le pétrole. Le résultat est simple pour les habituées du lavoir, « la moindre pièce de linge en ressort indétachable. »


Malgré les pétitions et les courriers, la situation était bloquée jusqu’au moment où « Le Comité de défense des laveuses du Carpont » a convoqué sur les lieux les maires et conseillers municipaux de Ploufragan et de St Brieuc ainsi que les chefs de dépôt et du district de la S.N.C.F.

Alors que toutes les femmes du Carpont sont rassemblées, au grand complet, Geneviève Thomas et Édouard Prigent (habitant de la rue de l'Ondine), du groupe communiste du Conseil municipal de St Brieuc, sont les seuls présents au jour convenu.

Des coups de téléphone sont échangés et le chef de district de la S.N.C.F accepte de recevoir une délégation composée d’une dizaine de laveuses et des deux conseillers.

L’ingénieur de la S.N.C.F. promet de remettre le lavoir en état et, dans la semaine, un technicien spécialisé dans ces questions est envoyé de Paris. Des décisions sont prises : le cours du Gouédic sera détourné, le lavoir sera alimenté par l’eau de la Ville, l’entretien du lavoir sera assuré par les services municipaux.

Le journal communiste termine son article dans une belle envolée révolutionnaire : « Lutter pour un lavoir, c’est lutter pour la Paix !! Ce que l’État refuse, le peuple doit l’imposer ! »

 

Plan 1949. Archives départementales 84 S 61

Plan du lavoir du Carpont 1949. Archives départementales 84 S 61

 
 

 

Paroles d’habitant, Claude Corack

 

« J'ai connu le lavoir avant le busage et après. On habitait sur le Tertre Marie Dondaine et ma mère lavait son linge à cet endroit. Il y avait souvent des histoires allant jusqu'au crêpage de chignon. Les mômes du tertre prenant partie, juchés sur le pont d'où on balançait des pierres pour éclabousser les lavandières. Le busage qui contournait le lavoir était conséquent, on y allait presque debout en reconnaissance. »

 

De ce lavoir qui existait toujours dans les années 1950, tout en bas de la rue Luzel, il ne reste rien. Maintenant tout est busé, mais l’eau continue de couler, elle file simplement sous la terre, en contre-bas de la rue Émile Zola !

 

Le cours du ruisseau busé ressort en contre-bas de la rue Émile Zola. Photo RF 2022

 

L'eau s'écoule en direction de l'Est. Photo RF 2022

 

Les suites administratives de l’affaire du lavoir du Carpont

 

Le 21 novembre 1949, un rapport de M.Etesse, l’ingénieur des Ponts et Chaussées, stipule qu’un accord a été trouvé entre la S.N.C.F et la municipalité de Ploufragan pour entretenir l’aqueduc de dérivation du ruisseau du Carpont, petit ruisseau qui se jetait dans le Gouédic, après être passé par le lavoir du Carpont et après avoir traversé les terrains de l'usine. Le lavoir est alimenté par de l’eau de la ville de St Brieuc mais la question de l’origine de la pollution n’est pas réglée… C’est le bassin de décantation utilisé dans le cadre des opérations de nettoyage des nombreuses machines du dépôt S.N.C.F qui pose toujours problème. Et cette affaire n’est pas nouvelle puisque le 21 août 1938, une délibération du conseil municipal de Ploufragan avait déjà protesté contre ces déversements. Les nombreux courriers échangés au fil des mois entre les différents interlocuteurs ne feront que souligner l’indispensable traitement de la cause de cette pollution.

Le 27 mars 1950, c’est autour de M. Coiscault, patron de l’usine Sambre-et-Meuse, de faire parvenir à l’ingénieur des Ponts et Chaussées une copie d’une lettre adressée à la S.N.C.F. Le patron de l’usine rappelle qu’une délégation du comité d’entreprise a rendu visite au chef de dépôt S.N.C.F et constate « une recrudescence des entrainements de mazout dans le bac en béton armé qui alimente les ateliers, après avoir été lui-même rempli par pompage direct dans l’étang »…Il poursuit en évoquant des dangers potentiels : « Nous ignorons d’ailleurs qu’elles peuvent être les conséquences lointaines ou immédiates de l’usage de cette eau dans les circuits de refroidissement de nos appareils et notamment dans notre four électrique et nos compresseurs de grande puissance ». 

La fin du courrier est très claire : "Nous regretterions de devoir vous rendre civilement responsable de tous accidents ou dommages qui pourraient résulter de cet état de choses…"

 

Courrier de l'usine Sambre-et-Meuse. 1950. Archives départementales

 

Le 7 avril 1950, le Préfet demande au Chef du service Voies et bâtiments de la S.N.C.F de Saint-Brieuc de lui faire parvenir les plans concernant les travaux de dérivation du Gouédic au lavoir du Carpont. Il demande également d’augmenter la surface du bassin de décantation utilisé dans le cadre des opérations de nettoyage des nombreuses machines du dépôt S.N.C.F. La situation semble avoir été résolue après ces derniers échanges.

 

 

 

Le déplacement du lit du Gouédic

 

Le 2 décembre 1959, le directeur de Sambre-et-Meuse écrit à l’ingénieur des Ponts et Chaussées, pour demander l’autorisation de dériver le ruisseau du Gouédic (appelé aussi du « Pas Jouha » dans ce courrier) qui fait un coude très prononcé dans la partie englobée par les terrains de l’usine. Le directeur fait observer que cela  « gêne considérablement l’extension future de l’usine en pleine évolution ».

L’ingénieur n’y est pas opposé mais il se montre très vigilant sur les modifications : « Le plan côté …montre qu’entre le point d’origine de la dérivation envisagée et celui situé à peu près au milieu de la dite dérivation, la pente du ruisseau sera inférieure à celle du ruisseau dans son lit actuel. » Et, petit rappel utile : « Le débit d’un cours d’eau, quel qu’il soit, est fonction à la fois de sa pente et de sa section ».

La prévention de tout danger est essentielle : « Il importe en effet d’éviter dans la mesure du possible, qu’en cas de fortes crues, la dérivation que vous envisagez de réaliser, aggrave le risque de submersion des terrains avoisinants entre le point de départ et le milieu de la dérivation. »

Dans son courrier du17 févier 1960, l’ingénieur des services hydrauliques valide les travaux envisagés avec les modifications apportées : « Les travaux prévus ne peuvent nuire au régime des eaux, les profils en travers de la dérivation projetée prévoyant un plus grand débouché pour les eaux qui s’écouleront dans le nouveau lit. De plus, le tracé du nouveau lit est acceptable. »

 

 

Un nouveau busage en 1968

 

Ruisseau du Carpont en contrebas de Sambre-et-Meuse. 1965. Musée de Bretagne

 

Quand on voit cette photo de 1965, on comprend pourquoi le petit ruisseau en contrebas de l'usine Sambre-et-Meuse peut se sentir menacé ! Il risque bientôt de disparaitre.Une solution va être trouvée mais le ruisseau deviendra invisible !

 

Pour permettre de continuer l’agrandissement et la modernisation de Sambre-et-Meuse, le 15 juillet 1968, le directeur de l’usine contacte le directeur de l’agriculture du département et le Préfet car il souhaite buser le ruisseau du Carpont pour combler cette partie de la vallée. 

Un premier tronçon est situé à l’intérieur des terrains de l’entreprise. Le busage prévu sera fait sensiblement en parallèle du lit du ruisseau avec des buses d’un diamètre intérieur d’un mètre quarante. Le directeur pense aussi nécessaire de créer dans la vallée une station de pompage destinée à remplacer celle de l’étang de Robien « dont l’état de vétusté est inquiétant ».

Le préfet accorde l’autorisation sans problème car il considère que le busage se fait entièrement dans la propriété de l’usine et n’est pas de nature à modifier le régime de l’écoulement des eaux.

 

Légende du plan. Busage en 1968. Archives départementales. 84 S11

Plan du busage projeté par Sambre-et-Meuse en 1968. Archives départementales. 84 S11

 

Plan du busage. 1968. Archives départementales. 84 S11



Plan du busage projeté par Sambre-et-Meuse en 1968. Archives départementales. 84 S11





D'autres tronçons transformés 

 

Entre le parking Pierre de Coubertin, en passant par le camping et jusqu'au passage sous la route de Trégueux, le Gouédic a subi bien des transformations là aussi...

Au niveau du camping des Vallées, un tracé beaucoup plus rectiligne a été donné et ses berges ne ressemblent plus à ce qu'elles étaient à l'origine.

 

Le Gouédic traversant le Camping. Photo RF

 

Au niveau de l'entrée du camping des Vallées (chemin du Petit pré), les méandres ont été supprimées, une petite prairie les a remplacées. Sur la photo ci-dessous, on distingue des bâtiments de ferme, appelés "ferme de Brézillet". Les eaux dérivées assurent l'irrigation des terres et constituent des points où les animaux vont s'abreuver.

Autrefois s'y trouvait un moulin (le Moulin de Brézillet) qui utilisait la force de l'eau du Gouédic. Dans les années 1930, ce moulin n'était déjà plus en fonction.


Le Gouédic aux abords de la ferme (ou moulin) de Brézillet. 1965. Musée de Bretagne


Le Gouédic aux abords de la ferme (ou moulin) de Brézillet. 1965. Musée de Bretagne


La prairie à la place des méandres. Photo aérienne Google

Une autre modification de taille est intervenue sur le cours du Gouédic, il s'agit de la création d'un étang artificiel. Mais ça c'est une autre histoire, et donc un autre article !



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Autres articles à lire dans ce blog sur le sujet

 

La création de l'étang de Robien, cliquer ici

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Les métamorphoses du Gouédic, partie 1. Dérivations, disparitions, cliquer ici

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Les lavandières dans la vallée de Gouédic, ici 

Les carrières de granit, ici 

La fabrique de chapeaux Chevalier, ici 

Le Moulin du Chaix, ici
 

 

Sources

 

Dossier 84 S 11 Usine de Gouédic 1927. Archives départementales

Dossier 84 S 11 Rapport des ingénieurs, autorisations 1928. Archives départementales

Dossier 84 S 58 Usine hydroélectrique de Saint-Barthélémy. 1918-1972. Archives départementales

Dossier 84 S 60 (3) Le Gouédic : curages, autorisations de constructions, détournements, dérivations, barrage Epivent.  Archives Départementales des Côtes d’Armor.

Dossier 84 S 61 (4) ruisseau du Carpont. St Brieuc et Ploufragan. Barrage Epivent. Busage du Carpont par usine Epivent. Archives Départementales des Côtes d’Armor.

Journal "L’Aube Nouvelle". L'affaire du lavoir du Carpont. 1949. Archives départementales en ligne

 

 

 

 

 

 

 

vendredi 26 juillet 2024

Le Théâtre Mouton, théâtre forain itinérant en Bretagne jusqu'en 1914

 

Théâtre Mouton avant 1900. Photo Jean-Pierre Bernardon

Le théâtre forain ambulant est une forme d’art qui s’est développée en dehors du théâtre classique. Emportant des troupes d’acteurs dans les campagnes et les villes, la Bretagne en accueillera régulièrement aux 19e et 20e siècles ; nous en avons conservé la trace et l’histoire comme pour Le Théâtre de l'Espérance de la famille Audroin. Le théâtre Mouton fait aussi partie de ceux-là, avec une tradition transmise d’une génération à l’autre. 

 

Le théâtre en Bretagne

Avant d'explorer l'histoire du Théâtre Mouton, voyons ce qu'était le théâtre au XVIIe siècle, plus particulièrement en Bretagne. 

Au XVIIe siècle, une ville comme Rennes ignorait encore ce qu’était une troupe de théâtre sédentaire. Il en allait ainsi des autres villes des provinces de France qui ne connaissaient « que des acteurs nomades réunis en Sociétés ou Compagnies que l’on désignait sous le nom de troupes de campagne. Les comédiens étaient appelés « comédiens de campagne » (1). Ainsi Molière arriva à Nantes le 23 avril 1648 et y donna quelques représentations. La première troupe dont on trouve la trace à Rennes arriva en 1606.


A l'origine du Théâtre Mouton : 1ère génération avec Louis et Lise Mouton.

Romain Mouton raconta dans l’édition de Ouest-France du 17 juin 1954 que son plus lointain  ancêtre "débuta sous François 1er, en 1524, comme bateleur, acrobate de l’époque".

Louis Joseph Mouton (1786-1835) et son épouse Lise Étienne Larivière (1792-1881) font du théâtre dans le style de Molière et l’hiver ils restent à Paris. Louis Joseph Mouton jouait avec François Lamberty dans les années 1810-1835. (2)


La famille Lamberti constituait une famille de cirque italien qui serait arrivée en France sous Louis XV pour divertir les châteaux avec leur troupe d’acrobates et de bateleurs. Plus tard, ils ont francisé leur nom en Lamberty avec un Y.  Le Théâtre Lamberty était un théâtre de pantomime où les acteurs prenaient des poses pour réaliser ce que l’on appelait des tableaux vivants. Il est devenu par la suite le Théâtre Lamberty-Berthier puis avant 1914, avec Gaston Lamarche qui y a introduit la comédie, le Théâtre Populaire National Lamarche-Lamberty. (2)

Photo ci-dessous : Angélique et Abel Lamberty dans un tableau typique de l’après-guerre de 1870 : l’Alsacienne prête à venger le soldat français. C'est un tableau qui préfigure certains monuments aux morts de 14-18.
 


La famille Lamberty est restée dans cette tradition du théâtre ambulant jusqu'en 1968.

Photo du Blog de la famille Lamberty, branche évangélique tzigane.

 

2ème génération, François et Catharina. Théâtre itinérant 1846-1870

Un des fils, le plus jeune, François (1826-1875), né en 1826 à Angoulême, a la fibre théâtrale. François Mouton est à l'époque un des rares directeurs privilégiés de France, un droit qui a été aboli par la suite en 1863 (3). Il exerce comme directeur de théâtre à Brest, Lorient, Rennes etc.

Puis, en 1846, François épouse Catharina Philiberta Bouwmeester (1825-1885) de Rotterdam. Elle vient d’une famille d’artiste. Ils passent alors au théâtre forain et dirigent une structure démontable. Ils sont totalement itinérants pendant plusieurs décennies. Il exerce leur art dans le sud-ouest.

La Guerre de 1870 ruine le cirque Mouton, et, en 1871, François Mouton vend ses chevaux, monte un théâtre et prépare le drame et la comédie.

François décède à sur le Champ de Bataille (champ de foire) à Quimper le 14 août 1875 et en 1875, son épouse Catharina et son fils Romain reprennent la direction du théâtre.

Les tournées continuent comme en 1879 où le Théâtre Mouton se produit aux foires de Rennes, avec ce qui est alors appelé « Le Théâtre moral ». 

Nous possédons un document des Archives municipales de Rennes qui atteste de cette présence avec le demande formulée par Catharina Bouwmeester au Maire de Rennes.


Fougères, le 28 août 1879
Monsieur le Maire,

Les exigences du voyage jointes au désir que j’avais de revoir notre chère Bretagne m’ont ramené dans la contrée.
Je serais très heureuse de faire les prochaines foires de Rennes, aussi je prends la liberté de vous adresser la présente demande de  place, comptant sur la bonté que vous n’avez jamais cessé de témoigner à la famille Mouton.
L’emplacement dont j’aurais besoin pour mon théâtre serait de 30 mètres de longueur sur 8 mètres de profondeur ; je désire aussi placer un tir de 4 mètres de large sur 7 mètres de profondeur.
J’ose espérer Monsieur le Maire que vous voudrez bien m’accorder la bienveillant appui de votre haut patronage pour l’obtention de ces deux emplacements, près l’un de l’autre et à l’endroit le plus favorable.
Dans l’espoir que ma demande recevra comme par le passé un sympathique accueil.
Je vous prie d’agréer Monsieur le Maire, avec mes remerciements, mes plus respectueuses salutations.
Veuve Mouton, Directrice du Théâtre Moral à Fougères.


La réponse favorable de la Mairie ne se fait pas attendre, elle est datée du 30 août 1879. Les services de la mairie précisent que la foire de 1879 commence le dimanche 28 septembre, l’emplacement est situé Place de la Gare et trente francs d’arrhes sont à verser en mandat-poste.

1879 Archives de la Ville de Rennes

Comme tous ces théâtres, le fonctionnement est familial avec une douzaine de personnes dans la troupe dont Abel ; Romain Jeanne Marie Louise Mouton (artiste d'agilité et artiste lyrique) mariée avec Francis Beedle (gymnasiarque) ; Joséphine Mouton (artiste d'agilité) mariée avec Lucien Mansard (artiste d'agilité et écuyer) ; Pierre (artiste dramatique), Hélène Mouton (artiste lyrique)... 

Francis Beedle et Jeanne Mouton, épouse Beedle. 1880 Jean-Pierre Bernardon

Ce que l'on ne sait pas, c'est si ce théâtre avait une base, à quelle cadence il donnait ses spectacles et s'il se produisait en dehors de l'Ouest de la France...

Ci-dessous, le chapiteau du "Grand Théâtre Mouton", dirigé par Romain Mouton. Les décors extérieurs étaient particulièrement soignés.

Photo non datée, famille Mouton.

Ci-dessous, cette photo du Théâtre Mouton au 19e siècle (4) nous donne une idée de la structure du chapiteau et de l'organisation du Théâtre itinérant. Loli Jean-Baptiste, doctorante en arts du spectacle à l' Université de Franche-Comté nous en dit plus sur ces théâtres : « Imaginez une construction imposante, rectangulaire, faite de panneaux verticaux en bois, de dimensions variables. (12 à 30 mètres de long et jusqu’à 10 mètres de large, pour les plus grandes). Au centre de la façade se trouve « le contrôle » un espace réservé à la billetterie, et à l’entrée du public. Le contrôle est toujours soigneusement orné de l’enseigne portant le nom de la famille. A côté de cela, autour de la « baraque », on peut voir s’installer les caravanes d’habitations, ainsi que le convoi.

À l’intérieur de la salle, la scène se dresse sur l’un des côtés. L’espace principal est composé d’un plancher incliné rempli de gradins, ou chaises de confort variable pour accueillir le public. En fonction de la taille du dispositif, la salle accueille de 200 à 1000 spectateurs.
» (5)

Photo Jean-Pierre Bernardon dans le Facebook "Forain d'autrefois" novembre 2023

On peut comparer le chapiteau du Théâtre Mouton à celui d'un autre théâtre forain, le Théâtre Taburet-Berthier, photographié ici en 1930.



3ème génération, Abel et Romain. 1885

Catharina décède le 1er novembre 1885 et ce sont les deux fils, Abel (1863-1934) et Romain (1850-1941), qui prennent la suite. Toute la famille participe de l'installation du théâtre jusqu'au spectacle.

Romain Mouton était le troisième des neuf enfants, tous élevés dans le cirque. A 5 ans, il paraissait déjà sur les planches et gagnait sa vie comme ses frères et sœurs. Il n'avait pas appris à lire, ce qui ne l'empêcha pas d'apprendre tous les rôles du répertoire théâtral dans des registres différents comme la comédie, le drame ou le mélodrame.

Romain Mouton 14 janvier 1939 Ouest-Eclair

Romain Mouton exercera comme directeur d'une troupe d'acteurs, dans un premier temps avec sa mère, pendant plus de cinquante années. « Dans la famille, il fallait être artiste lyrique ou dramatique et acrobate », avait-il expliqué. Sur la scène du théâtre, la famille Mouton produisait un spectacle avec drames, vaudeville, numéros d'équilibristes, de gymnasiarques, de magie. Certains numéros auraient tout aussi bien avoir eu leur place dans un cirque. D'ailleurs François Mouton (le père) était clown en plus de sa fonction de directeur du théâtre et Romain était acrobate.

La famille donna des représentations dans toute la France, en Espagne, en Italie, en Allemagne et en Belgique.

Le 7 septembre 1887, Romain, âgé de 37 ans et veuf depuis 1879, épousait son élève de gymnastique et lui apprenait la comédie.

Le Théâtre Mouton semait partout la générosité à l’égard notamment des Bureaux de bienfaisance. Romain Mouton déclarera : "J’ai donné plus de cent représentations au profit des oeuvres de bienfaisance, pour les sinistrés lors d’incendies ou d’inondations et je versais un dixième de la recette au bureau de bienfaisance des villes traversées".

La famille Mouton se sédentarise en Bretagne dans la deuxième moitié du 19e siècle. Le Théâtre de Romain Mouton s’installe à Saint-Brieuc. Plusieurs membres de la famille Mouton vont naître, se marier et décéder en Bretagne :

Jeanne, Marie Louise Mouton, née en 1848, se marie avec Francis Wilkes Beedle à Dinan le 6 mars 1872. Son mari est d’origine anglaise et il exerce comme gymnasiarque (professeur de gymnastique).

Adèle Beedle va naitre sur la fête d’hiver à Rennes en janvier 1873

Catharina, mariée avec François Mouton, décède Place Duguesclin à Saint-Brieuc le 1er novembre 1885, à l’âge de 60 ans. La Place Duguesclin était à l'époque le lieu où se produisaient les cirques et les théâtres forains. 

Des personnes extérieures à la famille Mouton pouvaient parfois intégrer la troupe comme le laisse à penser un article de Ouest-Eclair daté du 30 mai 1937. On peut y lire que "Mme Le Gall Pierre, ancienne actrice du Théâtre Mouton" donnera à Chatelaudrain une représentation théâtrale avec la troupe mixte de "la Chatelaudrinaise". Il pourrait s'agir de Germaine Le Gall, née à Bayonne en 1893 (d'après le recensement de 1936), épouse du pâtissier Pierre Le Gall.

1936 Recensement Chatelaudren, rue de Corlay, image 18. AD22


Théâtre Mouton 30 mai 1937 Ouest-Eclair

 

Des photos du Théâtre Mouton 

La photo ci-dessous était parue page 74 dans l'ouvrage publié par les éditions Filigranes, "Madame Yvonne". Née en 1878 à Ploumilliau (Côtes-du-Nord), Yvonne Kerdudo, était connue sous le nom de "Madame Yvonne" dans le Trégor. Initiée à la photographie à Paris, elle revient en Bretagne au Vieux-Marché. Elle se déplace à 40 kilomètres autour de son village et photographie les évènements du quotidien.

Cette photo du Théâtre Mouton n'avait pas été repérée dans un premier temps, jusqu'à un jour de juin 2024 où Jean-Michel Le Bourdonnec, habitant à Ploufragan, en a signalé l'existence par le formulaire de contact de ce blog.

Jean-Michel Le Bourdonnec peut même préciser que cette photo du Théâtre Mouton, a été prise place des Déportés à Le Vieux Marché, vers 1912, à 1 an près en plus ou en moins. Sur la pancarte devant le Théâtre il est annoncé que la troupe joue "La porteuse de pain", un roman très populaire écrit par Xavier de Montépin, paru en feuilleton dans Le Petit Journal en 1884, réédité de nombreuses fois et adapté au théâtre. Le roman parle d'une femme accusée à tort, un sujet qui colle bien au "théâtre moral" de la famille Mouton.

Cette photo a été éditée sous forme d'une carte postale comme cela se faisait à cette époque.


Mais plus fort encore, une deuxième photo a été prise par Mme Yvonne. Il s'agit toujours du théâtre Mouton avec ses comédiens et comédiennes. La photo est prise à quelques pas de la place où est installé le théâtre. Il reste à identifier les différentes personnes...

Photo collection J-M Le Bourdonnec.

 
La troupe du Théâtre Mouton, détail. Vers 1912


 

La fin du Théâtre Mouton

Au moment de la mobilisation en août 1914, la famille Mouton se trouvait à Pont-Aven et devait se rendre à Nantes. A Quintin, la troupe dut se dissoudre et le matériel fut remisé.

En 1915 Romain Mouton s’installe place Duguesclin à Saint-Brieuc.

Marchands ambulants sur la place Duguesclin à Saint-Brieuc.

Plus tard, Romain Mouton obtient de M. Servain, maire de Saint-Brieuc, l’autorisation de monter une baraque à frites place de la Gare.

Il faut avoir de bons yeux, mais les deux personnes au premier plan dans le square devant la gare sont assurément M et Mme Mouton !

Le décès de Romain Mouton, appelé "Le Père Mouton", est marqué par la publication de plusieurs articles dans la presse locale.

Ouest-Eclair 14 octobre 1941
 

De son côté, la branche Jeanne Marie Louise Mouton (née en 1848) exercera aussi dans le théâtre forain, mais pas en Bretagne. Francis Wilkes-Beedle et Jeanne Mouton font du théâtre forain itinérant dans les départements du Cher, de l’Allier et du Puy-de-Dôme. 

 

Voilà des éclairages qui nous permettent de retracer les grandes étapes de ce formidable Théâtre Mouton.

Bravo les artistes !

 


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A retrouver sur ce blog

L'histoire du Théâtre de l'espérance de la famille Audroin, cliquer ici

 

Notes

Recherches dans les archives de Ouest-France et du Télégramme.

(1) Le théâtre à Rennes, recherches d’histoire locale, notes et souvenirs. Lucien Decombe 1899.

(2) Article, dans la revue Folklore de Champagne, consacré au gens du voyage et à leurs théâtres populaires comme le Théâtre Lamberty. Cliquer ici


(3) Sur cette question du privilège, lire l'article suivant "Les Théâtres parisiens à l'heure du privilège (1807-1864), l'impossible contrôle", cliquer ici

(4) De nombreux renseignements et documents (archives de 1879, photo du théâtre Mouton...) ont été fournis par Jean-Pierre Bernardon, descendant de la famille Beedle-Mouton.

(5) Pour lire l'article de Loli Jean-Baptiste, "Le théâtre forain ambulant, un art populaire oublié", cliquer ici 


Sources

Facebook "Forain d'autrefois", cliquer ici 

Blog de la famille Lamberty, branche évangélique tzigane, cliquer ici

On peut se reporter à un article spécifique sur l'histoire de Romain Mouton, appelé le Père Mouton (cliquer ici) et un autre article sur Marthe Mouton, née Calphas (cliquer ici).

Correspondances avec Jean-Pierre Bernardon 2023

Rencontre avec Jean-Michel Le Bourdonnec, juillet 2024.

Musée du Théâtre forain à Arthenay, cliquer ici

Livre Madame Yvonne, éditions Filigrane

 


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